Imaginez pénétrer dans une salle d’urgence un soir particulièrement agité : des moniteurs qui retentissent, des médecins qui se précipitent d’un lit à l’autre, et des patients qui affluent avec des symptômes allant de douleurs thoraciques à un enfant ayant eu un incident avec une pièce de Lego. C’est le chaos — mais un chaos maîtrisé, et c’est là toute la magie de la médecine d’urgence.
Les professionnels de cette spécialité médicale s’épanouissent dans l’action, là où chaque seconde compte. Et le plus surprenant ? La médecine d’urgence, en tant que discipline à part entière, n’existe réellement que depuis les années 1970. C’est un domaine encore jeune comparé à d’autres comme la chirurgie ou la médecine interne. Alors comment est-on passé des bandages de champ de bataille aux salles d’urgence sophistiquées d’aujourd’hui ? L’histoire est passionnante, parfois chaotique, jalonnée de héros méconnus et de véritables tournants décisifs.
Qu’est-ce qui rend la médecine d’urgence si unique ?
Jetons un œil à ce qui distingue la médecine d’urgence des autres spécialités. Contrairement à la dermatologie, où l’on peut prendre plusieurs semaines pour diagnostiquer une éruption cutanée, ou à la cardiologie, où un test d’effort peut être programmé, la médecine d’urgence, c’est ici et maintenant. C’est l’art du multitâche médical poussé à l’extrême : traiter simultanément des crises cardiaques, des victimes d’accidents de la route, des fièvres inexpliquées et toutes sortes d’urgences imprévisibles. N’importe qui peut franchir les portes des urgences à tout moment, avec à peu près n’importe quel problème. Et cette imprévisibilité, loin d’être un obstacle, est justement ce qui motive ceux qui choisissent cette voie.
Le rôle que joue la médecine d’urgence dans l’ensemble du système de santé est immense et souvent sous-estimé. Elle incarne à la fois le filet de sécurité, la première ligne de défense, et parfois, le dernier espoir.
Les origines des soins d’urgence
L’histoire de la médecine d’urgence remonte à l’Antiquité. Sur des rouleaux de papyrus datant de 1600 avant notre ère, les Égyptiens décrivaient déjà des soins de plaies, comme la suture de coupures avec du lin. En Grèce, Hippocrate réduisait des fractures et vidait des abcès, tandis que les soldats romains bénéficiaient de soins sur le champ de bataille grâce à des médecins militaires. Les armées ne pouvaient pas attendre que les blessés guérissent lentement : il fallait les remettre sur pied rapidement. Des techniques rudimentaires comme les attelles ou les garrots ont constitué les prémices de la médecine d’urgence, même si le terme n’existait pas encore.
Quelques siècles plus tard, au Moyen Âge, ce sont les institutions religieuses qui prennent le relais : monastères et couvents font office d’hôpitaux. Les soins restent sommaires, cataplasmes à base de plantes, sangsues et prières en abondance, mais ils marquent une étape dans l’évolution des premiers secours. Des gestes simples commencent à se transmettre : les chevaliers pansent leurs blessures d’épée, les villageois apprennent à bander une entorse. Ce n’est pas encore de la science, la théorie des germes n’ayant même pas émergé (et elle aurait sans doute été mal vue par l’Église), mais à cette époque, soigner, c’est avant tout stopper l’hémorragie.
Le XIXe siècle : ambulances et anesthésie changent la donne
Au XIXe siècle, l’urbanisation s’accélère, tout comme les urgences : accidents d’usine, chutes de fiacres, blessures liées à l’essor industriel… Les villes débordent de dangers. C’est dans ce contexte qu’intervient Dominique Jean Larrey (1766–1842), chirurgien français considéré comme le « père fondateur » des ambulances. Sous les ordres de Napoléon, il met en place les premières « ambulances volantes », des charrettes tirées par des chevaux permettant d’évacuer rapidement les blessés du champ de bataille. La rapidité devient un facteur de survie, et le concept fait son chemin. À Londres comme à New York, des services d’ambulance civils voient également le jour. Bien souvent, il ne s’agit que de simples charrettes munies d’une cloche, mais elles sauvent des vies, sans aucun doute.
En parallèle, la chirurgie progresse. Dans les années 1840, l’anesthésie fait son apparition. Grâce à l’éther et au chloroforme, les patients peuvent désormais être opérés sans hurler de douleur ni mordre un bâton. L’amélioration des instruments chirurgicaux, associée à l’introduction des antiseptiques par Joseph Lister, permet aux médecins de traiter des blessures internes sans que les infections ne soient systématiquement fatales. Ce n’est pas encore ce qu’on appelle la « médecine d’urgence », mais petit à petit, l’arsenal se met en place.
Les guerres mondiales : la médecine en première ligne
Pendant la Première et la Seconde Guerre mondiale, la médecine d’urgence connaît une accélération spectaculaire. Ces conflits d’une violence extrême poussent au développement de nombreuses innovations encore utilisées aujourd’hui. Le triage, c’est-à-dire le classement des blessés selon la gravité de leurs blessures devient une pratique standard, née du chaos des tranchées. Les brancardiers traversent le No Man’s Land sous le feu ennemi, les transfusions sanguines deviennent mobiles grâce à des camions réfrigérés, et la pénicilline, pendant la Seconde Guerre mondiale, fait chuter drastiquement les décès par infection.
Les médecins militaires doivent réfléchir vite, agir encore plus vite, et souvent improviser. Cette capacité à faire face à l’urgence dans des conditions extrêmes forge les bases des soins aux traumatisés d’aujourd’hui. Car en médecine d’urgence, on ne peut pas attendre que les conditions soient idéales. Il faut intervenir, quoi qu’il arrive.
Les années 1970 : la naissance officielle de la médecine d’urgence
Voici un fait étonnant : la médecine d’urgence n’est devenue une spécialité à part entière qu’à la fin du XXe siècle. Avant les années 1960, les services d’urgence souvent appelés à l’époque « salles des accidents » étaient un véritable fourre-tout. Généralement gérés par des internes, des médecins généralistes ou tout simplement ceux qui étaient disponibles, ils ressemblaient davantage à des points de tri improvisés qu’à de véritables départements hospitaliers. Les soins étaient aléatoires, et la formation spécifique quasi inexistante.
Mais dans les années 1960, la société évolue à grande vitesse : les accidents de la route se multiplient, les villes s’étendent, les crises cardiaques explosent. Les anciennes structures ne suffisent plus à gérer cette avalanche de situations critiques. Il fallait une révolution médicale et une poignée de professionnels brillants et audacieux ont pris l’initiative de tout changer.
Les pionniers de la discipline
Heureusement, un groupe d’innovateurs a su transformer le chaos en progrès. Ces praticiens visionnaires ont jeté les bases de ce qui allait devenir une spécialité médicale incontournable et pleinement reconnue. Voici quelques figures majeures de cette évolution.
Le père de la médecine d’urgence
Aux États-Unis, Peter Rosen (1935–2019), souvent surnommé le « père de la médecine d’urgence », est une figure emblématique. Chirurgien de formation, il a rapidement compris le potentiel immense des services d’urgence, alors que beaucoup les considéraient encore comme des zones de débordement sans réelle valeur. Visionnaire mais aussi rigoureux, Rosen a rédigé plusieurs ouvrages de référence, dont Emergency Medicine: Concepts and Clinical Practice, toujours publié aujourd’hui, dans sa dixième édition.
Pour lui, un urgentiste devait être un médecin polyvalent, capable de gérer aussi bien une jambe cassée qu’un patient en arrêt cardiaque. Par son enseignement, son exigence et sa passion, Peter Rosen a formé toute une génération de médecins et prouvé que la médecine d’urgence méritait sa place au sein des grandes spécialités médicales.
Freedom House EMS : une révolution venue de la communauté
En 1967, dans les rues animées de Pittsburgh (Pennsylvanie), un groupe de leaders communautaires, de cliniciens et de militants inspirés par les programmes de santé des Black Panthers fondent Freedom House EMS. Il s’agit du tout premier service ambulancier des États-Unis dirigé par des ambulanciers paramédicaux formés.
Composé principalement d’Afro-Américains, ce service novateur mise sur les techniques de soins avancés préhospitaliers et l’engagement communautaire. Grâce à des protocoles pionniers et à un équipement spécialisé, ces ambulanciers ont transformé la prise en charge des urgences avant même l’arrivée à l’hôpital. Bien plus qu’un simple service d’ambulance, Freedom House EMS est devenu un symbole d’espoir et d’innovation, élargissant l’accès aux soins dans des quartiers jusqu’alors négligés.
Ce projet visionnaire a non seulement sauvé des vies, mais il a aussi contribué à redéfinir ce que la médecine d’urgence pouvait et devait être.
James DeWitt Mills
James DeWitt Mills (1920–1989) a apporté ce qu’on pourrait appeler la force opérationnelle. En 1970, avec ses collègues de l’Université de Californie du Sud, il lance l’un des tout premiers programmes de résidence en médecine d’urgence. Pour Mills, il ne suffisait pas d’avoir de bonnes connaissances théoriques : il fallait former des médecins capables de gérer le tumulte des urgences. Son programme formait des praticiens aptes à intuber, poser une attelle ou établir un diagnostic en temps réel, pas juste à « bricoler et espérer ». Ce modèle de formation a servi de base aux résidences en médecine d’urgence encore aujourd’hui.
John Wiegenstein
De son côté, John Wiegenstein (1930–1994) a œuvré pour faire reconnaître la médecine d’urgence comme une spécialité à part entière. En 1968, il fonde l’American College of Emergency Physicians (ACEP), donnant à la discipline une voix et une légitimité dans le monde médical. Peu enclin aux projecteurs, Wiegenstein était un infatigable organisateur : il mobilisait les médecins, faisait du lobbying auprès des autorités, et militait pour la certification de la spécialité. Sans son travail acharné, la médecine d’urgence aurait peut-être continué à être reléguée à un rôle secondaire.
Maurice Ellis
Au Royaume-Uni, Maurice Ellis (1933–2017) mène un combat similaire. Ce chirurgien devenu défenseur des services d’urgences constate, comme Peter Rosen aux États-Unis, un manque criant de personnel formé et une qualité de soins inégale. À l’hôpital de Leeds, il devient un fervent promoteur de la création d’unités dédiées aux urgences, avec du personnel spécifiquement formé au traumatisme. Le travail d’Ellis a jeté les bases des soins d’urgence modernes au Royaume-Uni, montrant que cette transformation n’était pas qu’américaine, mais bien mondiale.
L’éclaireur de l’avenir
De retour aux États-Unis, Lewis Goldfrank (né en 1941) prépare le terrain pour les évolutions futures de la spécialité. Bien que son influence la plus marquante vienne plus tard avec la toxicologie, dès les années 1970, il pousse déjà les services d’urgence à élargir leur vision. Pour lui, la médecine d’urgence ne peut ignorer les enjeux de santé publique comme les intoxications ou les addictions. Cette approche globale contribue à élargir les frontières de la discipline, en la reliant aux réalités sociales et communautaires.
Une reconnaissance officielle
En 1979, la médecine d’urgence est enfin reconnue officiellement comme spécialité par l’USMLE® (United States Medical Licensing Examination), et les programmes de résidence se multiplient à un rythme effréné. Cette transition, parfois chaotique mais profondément enthousiasmante, a été portée par les pionniers de la discipline. Désormais, les services d’urgence pouvaient compter sur des médecins formés spécifiquement pour affronter le tumulte et non plus sur des renforts empruntés à d’autres spécialités. Ce n’était pas seulement la naissance d’une spécialité : c’était un véritable mouvement, et les résidents en étaient le cœur battant.
Les secours avant l’hôpital : les héros de l’ombre
Tandis que les services d’urgence prenaient forme, les services médicaux d’urgence (EMS) connaissaient eux aussi leur propre révolution. Avant la Seconde Guerre mondiale, les soins préhospitaliers étaient rudimentaires : les corbillards servaient d’ambulance, sans sirènes, sans matériel, et surtout sans personnel formé.
Tout change après la guerre. Dans les années 1960 et 1970, Pam Bensen (née en 1941) révolutionne les soins d’urgence avec les ambulances aériennes, intervenant en hélicoptère dans des zones reculées pour secourir les patients graves. Elle prolonge ainsi l’héritage de Dominique Jean Larrey et ses « ambulances volantes » du XIXe siècle, mais avec une technologie de pointe et une efficacité accrue.
Au sol, les EMS s’organisent et s’équipent : intubation, surveillance cardiaque, radios, et véhicules mieux conçus deviennent la norme, héritage direct des innovations de Freedom House EMS. Les ambulanciers paramédicaux et techniciens d’urgence deviennent les nouvelles figures clés de la chaîne de soins. Grâce à la création du National Registry of Emergency Medical Technicians en 1970, leur formation passe d’un simple « kit de premiers secours et bonne chance » à un véritable cursus professionnel.
Aujourd’hui, les intervenants EMS sauvent des vies avant même l’arrivée à l’hôpital : défibrillation, pose de perfusions, immobilisation de la colonne vertébrale… Des outils comme le 911, le GPS ou les moniteurs portables facilitent leur travail. Ces professionnels restent souvent dans l’ombre, mais leur contribution à la médecine d’urgence est tout simplement inestimable.
Progrès modernes et nouveaux défis
Après les années 1970, la médecine d’urgence continue de se développer. Dans les années 1980 et 1990, la technologie transforme les pratiques : scanners, échographies, ECG deviennent des outils standards, permettant des diagnostics plus rapides et précis. Les formations se perfectionnent et des sous-spécialités émergent, comme la toxicologie ou les urgences pédiatriques. Lewis Goldfrank joue un rôle majeur en reliant la médecine d’urgence aux problématiques de santé publique, élargissant encore son champ d’action.
Mais tout n’est pas idyllique. Aujourd’hui encore, la spécialité fait face à de nombreux défis. L’engorgement des urgences est un problème récurrent : trop de patients, pas assez de lits, des temps d’attente interminables, des équipes épuisées et des ressources insuffisantes. À cela s’ajoute une crise de la santé mentale, qui touche à la fois les patients et les soignants. Les urgences deviennent souvent le dernier recours pour les personnes en détresse psychologique, ce qui accroît encore la pression sur le système.
Ces difficultés, toutefois, ne ternissent pas l’éclat de la médecine d’urgence, elles rappellent au contraire à quel point cette spécialité est cruciale, humaine, et en perpétuelle évolution.
Et demain ? L’avenir de la médecine d’urgence
Alors, quel avenir pour la médecine d’urgence ? Il s’annonce riche en promesses. La télémédecine permet déjà aux médecins de réaliser un premier tri à distance, réduisant ainsi les temps d’attente et améliorant l’orientation des patients. L’intelligence artificielle, en constante évolution, pourrait bientôt détecter des signaux faibles annonçant une détérioration de l’état d’un patient avant même que cela ne soit visible cliniquement.
La formation continue elle aussi de s’adapter : on prépare les urgentistes de demain à affronter des pandémies, des catastrophes de masse, ou toute autre situation imprévisible. La médecine d’urgence reste une spécialité jeune, vive, résolument tournée vers l’innovation, toujours prête à faire face au chaos du monde avec agilité. Ce n’est pas un domaine parfait, mais c’est un domaine résilient, capable de s’adapter, encore et toujours.
Un hommage à ceux qui sauvent des vies
Nous espérons que vous avez apprécié ce véritable voyage dans le temps à travers l’histoire de la médecine d’urgence. Des scribes de l’Égypte antique recousant les plaies aux ambulances de champ de bataille de Larrey, des avancées du triage durant la Seconde Guerre mondiale à la révolution des résidences menée par Rosen, ce récit est celui de l’ingéniosité et de l’engagement humain.
La médecine d’urgence n’est pas qu’une spécialité médicale. C’est un appel profond. C’est ce médecin qui réanime un patient à 3 heures du matin, ce paramédic qui vous rassure sur le brancard, cette infirmière qui vous soigne dans un moment de détresse, cette équipe des urgences qui transforme la panique en espoir.
Si vous êtes étudiant en médecine ou professionnel de santé, prenez un instant pour ressentir cette fierté. Vous faites partie d’un héritage qui a sauvé des millions de vies et qui continue de repousser les limites. La médecine d’urgence est, en quelque sorte, une déclaration d’amour au chaos et il ne fait aucun doute que le monde est meilleur grâce à elle.
Sources :
Traduction de l’article “A History of Emergency Medicine : From Ancient Egypt to Professional Speciality“, publié le 29 avril 2025.
- https://pmc.ncbi.nlm.nih.gov/articles/PMC9183778/
- https:/www.saem.org/about-saem/academies-interest-groups-affiliates2/cdem/for-students/online-education/m3-curriculum/emergency-medicine-in-the-us-healthcare-system/introduction-to-the-specialty-of-emergency-medicine
- https:/pmc.ncbi.nlm.nih.gov/articles/PMC4129827/
- https:/journals.lww.com/eccm/fulltext/2021/12000/emergency_medicine__past,_present,_and_future.1.aspx
- https:/www.emra.org/about-emra/publications/legacy-documentary
- https:/journals.sagepub.com/doi/pdf/10.1177/102490790100800204?download=true
- https://historytimelines.co/timeline/emergency-medicine
- https://www.emra.org/about-emra/publications/legacy-documentary
- https://www.acep.org/who-we-are/50Years/aaa-book
- https://journalofethics.ama-assn.org/article/social-justice-egalitarianism-and-history-emergency-medicine/2010-06
- https://pmc.ncbi.nlm.nih.gov/articles/PMC9183778/
- https://www.emsmemorial.org/ems-history
- https://www.emra.org/about-emra/history/ems-history/
- https://www.researchgate.net/publication/360854702_Emergency_Medicine_History_and_Expansion_into_the_Future_A_Narrative_Review
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